Pendant plus de dix ans, les habitants de Jérusalem ont vitupéré contre les travaux et les embouteillages causés par l’arrivée du tramway dans la ville. Mais depuis l’ouverture de la ligne, le 19 août, tout Jérusalem se presse et se tasse pour traverser l’agglomération dans les rames argentées qui serpentent entre les vieilles pierres, les lotissements et les rangées de palmiers.
Dans le nord de Jérusalem, le tramway flambant neuf commence sa course à Pisgat Ze’ev. Ce quartier résidentiel, l’un des plus peuplés de la Ville sainte, est une colonie juive implantée dans le secteur à majorité arabe de la cité, à l’est de la Ligne verte qui séparait Israël et la Jordanie avant la guerre de 1967. Le tram - là est née la polémique qui a entouré sa gestation - relie en effet Jérusalem-Ouest et Jérusalem-Est [1], considéré comme territoire occupé par la communauté internationale. Les entreprises françaises impliquées dans sa construction font d’ailleurs l’objet d’une procédure judiciaire en France pour violation du droit international [2]. La tête de ligne a été construite dans un virage en pente, au milieu d’immeubles bas en pierre blanche. Sur les quais comme dans les wagons, la majorité des passagers portent la kippa et certains les caftans et chapeaux noirs des juifs ultraorthodoxes.
Après quatre stations, la ligne quitte Pisgat Ze’ev pour rejoindre les quartiers arabes de Beit Hanina et de Shuafat, où embarquent Mohsen et sa femme Fatima. Ces Palestiniens jugent le tram "pratique" mais "politiquement contestable". "Ce train a été aménagé pour que les colons de Jérusalem-Est puissent rejoindre Jérusalem-Ouest, dénonce Mohsen. Or, ces colonies sont illégales et ne devraient pas être desservies. Mais comme ils utilisent ma terre, j’utilise leur tram." Le docteur Abou Atta, qui habite Shuafat, a pour sa part décidé de ne pas emprunter le tramway, "question de principe". "Si la ligne passe par chez nous, ce n’est pas pour améliorer notre standing, loin de là, car par ailleurs la municipalité ramasse à peine les ordures et laisse en place un éclairage public défectueux, s’agace-t-il. Mais cela permet à Israël d’affirmer sa souveraineté sur Jérusalem-Est." "Est-ce qu’il n’était pas plus juste que les deux groupes de population qui utilisent le plus les transports en commun à Jérusalem, à savoir les juifs orthodoxes et les Arabes, bénéficient du tramway ?, rétorque Samuel Elgrably, le conseiller stratégique pour les projets de transports publics à Jérusalem. Israël n’a pas pris d’autres terrains, le tram passe par des routes qui existaient déjà, la différence c’est qu’il y a deux rails en fer." [3].
Autre particularité du tramway de Jérusalem, la sécurité des rames a été renforcée. Des gardes, en civil et en uniforme, surveillent les quais et l’intérieur des wagons, et si les vitres ne sont pas blindées, elles résistent aux jets de pierre et de cocktails Molotov. En se hissant jusqu’à la station de Shivtei Israël, le tram approche du centre-ville en longeant le quartier juif ultraorthodoxe de Mea Shearim. Tsippy, une mère israélienne de 3 enfants, les cheveux couverts par un large turban, explique combien les wagons sont pratiques pour les poussettes et confortables. "C’est parfait pour les femmes enceintes, ce n’est pas le rodéo des bus de la compagnie nationale." L’argument n’est pas anecdotique dans une ville où le taux de fécondité avoisine les 4 enfants par femme. Dans ce quartier très conservateur de Jérusalem, certains haredim auraient réclamé, en vain, une séparation physique dans les rames entre les hommes et les femmes.
En piquant ensuite vers la vieille ville, le tramway attaque son morceau de bravoure en longeant les murailles dressées à l’époque ottomane, dans les années 1535, par le sultan Soliman le Magnifique. A ce carrefour, le tram s’arrêtera trois secondes de plus pour permettre aux passagers d’embrasser cette vue à travers les fenêtres panoramiques.
A quelques encablures, Yehudit, petite femme rousse d’une cinquantaine d’années, travaille dans une bijouterie de la rue de Jaffa. "Je hais ce tram, prévient-elle, amère, en l’observant filer devant sa vitrine. Pendant près de dix ans, cette artère, qui était la plus fréquentée de Jérusalem, a été en travaux. Il y a eu tant de poussières que je suis devenue asthmatique. Nous avons perdu beaucoup de clients et autour de nous de nombreuses boutiques ont fermé." La bijouterie a tenu en espérant le retour des passants avec le tramway.
Après avoir traversé la rue de Jaffa sur toute sa longueur et emprunté à angle droit le majestueux pont suspendu spécialement conçu par l’architecte espagnol Santiago Calatrava, le tramway s’approche du terminus du Mont-Herzel. A terme, aux heures de pointe, l’attente ne devrait être que de 4,5 minutes. Les porteurs du projet assurent que 23 trains parcourront les 13,8 km de ligne en 45 minutes. Les voyageurs devront d’ici là faire quelques efforts d’adaptation. Tsvia, une jeune et frêle maman ultraorthodoxe, accompagnée de ses 7 enfants âgés de 1 an à 9 ans et équipée d’une poussette, rentre péniblement dans le wagon avec l’aide d’un agent posté sur le quai. Les haut-parleurs expliquent qu’il faut d’abord laisser sortir les passagers, puis rentrer rapidement dans la rame. Une valise se coince. Les portes sont restées ouvertes au-delà des 20 secondes réglementaires. Le tramway termine son voyage devant un immense stabile en acier rouge de l’artiste Calder. "Shabbat shalom", lance le conducteur à travers son micro. Nous sommes vendredi après-midi, le tram va s’arrêter durant le repos du shabbat et roulera à nouveau samedi après la tombée du jour [4].